UN THÉORÈME DE L’APPLICATION OUVERTE SUR LES CORPS VALUÉS ALGÉBRIQUEMENT CLOS
LAURENT MORET-BAILLY∗
Résumé
SoitKun corps algébriquement clos muni d’une valeur absolue non triviale, et soitf :X→Yun morphisme deK-schémas de type fini. On montre quefest universellement ouvert si et seulement si l’application induite sur les pointsK-rationnels est ouverte pour les topologies déduites de la valeur absolue.
Abstract
LetKbe an algebraically closed field with a nontrivial absolute value, and letf :X→Y be a morphism ofK-schemes of finite type. We show thatf is universally open if and only if the induced map onK-rational points is open for the topologies deduced from the absolute value.
1. Introduction
Soit(K,|.|) un corps valué (c’est-à-dire que|.| : K → Rest une valeur absolue surK, qui sera supposée non triviale). Pour toutK-schéma de type finiX, on noteraXtopl’ensembleX(K)muni de la topologie «forte» déduite de la valeur absolue.
Théorème1.1. Soit(K,|.|)un corps valué algébriquement clos, et soit f :X→Yun morphisme deK-schémas de type fini. Les conditions suivantes sont équivalentes:
(i) f est universellement ouvert;
(ii) l’application continueftop :Xtop →Ytop induite parf est ouverte.
Remarques (1) Soitf :X→Yun morphisme localement de type fini de schémas localement noethériens. Rappelons quef est universellement ouvert dans les cas suivants:
(i) f est plat (ou, plus généralement, il existe unOX-module cohérent et f-plat, de supportX), cf. [7], (2.4.6);
∗L’auteur est membre du projet «Points entiers et points rationnels» de l’Agence nationale pour la recherche.
Received 23 March 2011, in final form 30 May 2011.
(ii) Y est géométriquement unibranche etf est équidimensionnel («critère de Chevalley» [8], (14.4.4)). On peut d’ailleurs, pour beaucoup de ques- tions, se ramener à ce cas en utilisant par exemple ([8], (14.4.9)).
(2) Tout morphisme platf :X→Y d’espacesanalytiques complexesest ouvert; ce résultat semble dû à Douady ([6], corollaire à la fin de l’article). On en trouvera une démonstration plus élémentaire dans [1] (V, Theorem 2.12), ou [2] (V, théorème 2.10), qui montre en outre (sans hypothèse de platitude) que siY est localement irréductible etféquidimensionnel, alorsf est ouvert:
on reconnaît l’analogue de la condition (ii) de (1).
(3) Tout morphisme plat d’espacesanalytiques rigides(quasi-compacts et quasi-séparés) est ouvert ([3], cor. 7.2); la démonstration utilise le cas d’un morphisme de schémas via les modèles formels.
(4) Selon V. Berkovich (non publié, communication privée), sif :X→Y est un morphismesans bordd’espaces analytiques non archimédiens, et siF est unOX-module cohérent etf-plat, alors la restriction def au support de F est une application ouverte.
(5) Vu les trois remarques précédentes, la partie «(i)⇒(ii)» du théorème 1.1 est essentiellement connue dans le cas plat (et dans le cas complexe); les seuls mérites de la démonstration présentée ici sont (outre le cas ultramétrique non plat) de ne pas traiter séparément les cas archimédien et non archimédien, et de ne pas recourir aux espaces analytiques sous-jacents. Quant à la partie
«(ii)⇒(i)» c’est un simple exercice, que je n’ai toutefois pas trouvé dans la littérature.
(6) Je remercie Vladimir Berkovich, Siegfried Bosch, Antoine Ducros, Francesco Polizzi et le rapporteur pour leurs remarques.
2. Rappels et préliminaires 2.1. Corps topologiques
SoitKun corps topologique; on supposera toujours dans la suite que la topolo- gie deKn’est pas grossière, ce qui implique queKest séparé (démonstration:
Kadmet un ouvert non vide et strict; par translation, il admet un ouvert non videU ⊂K∗; doncK∗=
λ∈K∗λU est ouvert, donc{0}est fermé).
Pour toutK-schéma de type finiX, on sait alors munir l’ensembleX(K) d’une topologie ditefortede telle sorte que, si l’on noteXtopl’espace topolo- gique obtenu:
– siX=AK1, la topologie forte surXtop=Kest celle deK;
– toutK-morphismef : X →Y deK-schémas de type fini induit une applicationcontinueftop : Xtop →Ytop, qui est de plus un plongement topologique ouvert (resp. fermé) sif est une immersion ouverte (resp.
fermée);
– si X et Y sont deux K-schémas de type fini, la bijection canonique (X×KY )top →Xtop×Ytopest un homéomorphisme.
Ces conditions entraînent encore que toute immersion induit un plongement topologique, et que la formation deXtopcommute aux produits fibrés.
Nous aurons à considérer les propriétés suivantes d’un corps topologiqueK: (H) Pour toutK-morphismeétalef : X →Y deK-schémas de type fini,
l’application induiteftop :Xtop→Ytopestouverte.
(F) Pour toutK-morphismefini f : X → Y de K-schémas de type fini, l’application induiteftop :Xtop→Ytopestfermée.
Proposition2.1.1. Soit K un corps topologique non discret. Soit X un K-schéma de type fini irréductible, et soitun ouvert non vide deXtop. Alors, dans chacun des cas suivants,est dense dansXpour la topologie de Zariski:
(i) X=AnK;
(ii) Kvérifie(H)etXest lisse surK; (iii) Kvérifie(H)et est algébriquement clos.
Démonstration. Dans le cas (i), l’hypothèse queK est non discret en- traîne directement le résultat sin= 1 (tout ouvert non vide deK est infini).
Le casn ≥ 1 s’en déduit grâce au fait bien connu suivant: siI1, . . . , Insont des parties infinies deK, tout polynômeF ∈K[T1, . . . , Tn] nul surn
k=1Ik
est nul.
Dans le cas (ii), soitx un point de. Il existe un voisinageV dex dans Xet un morphisme étaleπ :V →AnK. D’après (H),π()est un ouvert non vide deKndonc est Zariski-dense dansAnK, ce qui entraîne immédiatement la conclusion.
Dans le cas (iii), soitx un point de. Il suffit de montrer que pour toute courbe irréductibleC ⊂ X contenantx, l’ensemble∩C est infini. Nous sommes donc ramenés au cas oùXest une courbe, et même au cas déjà traité d’une courbe lisse en passant à la normalisée (puisqueKest algébriquement clos, la normalisation induit une surjection sur les points rationnels).
2.2. Corps valués
Tout corps valué(K,|.|)sera considéré comme corps topologique, la topo- logie étant celle de la distance(x, y) → |x−y|surK. On sait qu’alors le complétéKdeKest encore de façon naturelle un corps valué, algébriquement clos siKl’est.
Proposition2.2.1.Soit(K,|.|)un corps valué.
(i) SiKest séparablement fermé dansK, il vérifie la condition(H)de2.1.
Plus précisément, toutK-morphisme étalef : X → Y deK-schémas de type fini induit un homéomorphisme localftop:Xtop →Ytop. (ii) SiKest algébriquement fermé dansK, il vérifie la condition(F)de2.1.
En particulier, tout corps valué complet ou algébriquement clos vérifie(H)et (F).
Rappelons brièvement la démonstration: on se ramène, par des dévissages convenables, au cas oùY = SpecAest l’espace affine de dimensionnsurK et où
X=
SpecA
T ,F1(T )
/(F (T )), F ∈A[T] (cas (i)) SpecA[T]/(F (T )), F ∈A[T] unitaire (cas (ii)).
LorsqueKestcomplet, le cas (i) est le théorème d’inversion locale classique, et le cas (ii) est la «continuité des racines» pour laquelle on renvoie par exemple à [4], § 3.4.
Dans le cas général, notonsftop :X(K) →Y (K) l’application induite par fsur les points à valeurs dansK: on remarque alors que siKest séparablement (resp. algébriquement) fermé dansK, on aftop−1(Y (K))= X(K)dans le cas (i) (resp. (ii)), de sorte que l’on est ramené au cas complet.
Remarque2.2.2. La condition queK soit séparablement fermé dansK équivaut au fait que la valeur absolue|.|soithensélienne, c’est-à-dire admette un unique prolongement à toute extension algébrique deK. Dans le cas non archimédien, il revient au même de dire que l’anneau de la valuation associée (i.e. la boule unité fermée de|.|) est hensélien. Voir par exemple [5], chapitre 6, exercices du § 8.
Remarque2.2.3. Supposons la valeur absolue deKassociée à une valu- ation discrète d’anneauAhensélien.
Si de plusAestexcellent. alorsKest même algébriquement fermé dansK, puisque ce dernier est une extension séparable deK. Les conditions (H) et (F) sont donc vérifiées dans ce cas.
En revanche, il y a des exemples, en caractéristiquep >0, oùKcontient un élémentα ∈Ktel queαp ∈ K; dans ce cas, le morphisme de Frobenius (relatif)f : A1K → A1K est fini, maisftop n’est pas fermée puisque αp est adhérent àKpsans appartenir àKp.
2.3. Applications et morphismes universellement ouverts
Commençons par un énoncé topologique élémentaire. Nous dirons qu’une application continuep:U →V est unquotient topologiquesiV s’identifie à l’espace quotient de U par la relation d’équivalence associée à p. C’est notamment le cas sipestsurjective et ouverte, ousurjective et fermée.
Proposition2.3.1. Considérons un diagramme cartésien d’applications continues
U p
U
ϕ ϕ
V p V .
(i) Siϕ est ouverte, alorsϕ est ouverte.(Autrement dit, les applications continues ouvertes sont universellement ouvertes).
(ii) Sipest un quotient topologique et siϕest ouverte, alorsϕest ouverte.
Démonstration. Pour (i), on se ramène à deux cas:
– Test un espace topologique,V=V×T, etpest la projection naturelle:
alorsU =U ×T et l’assertion résulte de la définition de la topologie produit.
– V est un sous-espace deV etp est l’inclusion: alorsU = ϕ−1(V). Un ouvertWdeUest de la formeW ∩U, oùW est un ouvert deU. L’assertion résulte de la «formule de projection» ϕ(W ∩ϕ−1(V)) = ϕ(W )∩V.
Montrons (ii): siWest un ouvert deU, alors, le diagramme étant cartésien, on ap−1(ϕ(W )) = ϕ(p−1(W )). On en déduit quep−1(ϕ(W ))est ouvert dans V, d’où la conclusion vu l’hypothèse surp.
En ce qui concerne les morphismes universellement ouverts de schémas, nous aurons besoin de la proposition suivante, extraite de [8], (14.5.9), qui affirme l’existence de «quasi-sections» pour de tels morphismes:
Proposition2.3.2.SoientYun schéma localement noethérien irréductible, f : X →Y un morphisme localement de type fini,y un point géométrique- ment unibranche(par exemple normal)deY. Les conditions suivantes sont équivalentes:
(i) f est universellement ouvert en tout point def−1(y);
(ii) pour tout point ferméxdef−1(y), il existe une partie localement fermée irréductibleXdeX, contenantx, et telle que la restrictionX→Y de f soit un morphisme quasi-fini et dominant.
Enfin, rappelons une technique de localisation étale qui permet de «rendre finis les morphismes quasi-finis»:
Théorème2.3.3 ([9], (18.12.1)).Soientf :X→Yun morphisme locale- ment de type fini,yun point deY,xun point isolé de la fibref−1(y). Alors il existe un morphisme étaleY →Y, un pointxdeX = X×Y Yau-dessus dex, et un voisinage ouvertVdexdansX tel que le morphisme composé V →X−→pr2 Ysoit fini.
D’après 2.2.1, le théorème 1.1 résulte des suivants, un peu plus précis:
Théorème 2.4. Soit K un corps topologique algébriquement clos, non discret et vérifiant (H), et soitf : X →Y un morphisme deK-schémas de type fini. Siftopest ouverte, alorsf est universellement ouvert.
Théorème2.5.SoitKun corps topologiquealgébriquement clos et vérifiant (H) et (F), et soitf : X→Y un morphisme deK-schémas de type fini. Sif est universellement ouvert, alorsftopest ouverte.
Démonstration de2.4 (le théorème 2.5 sera démontré au paragraphe 3).
D’après 2.3.1(i) il suffit de montrer, sous les hypothèses de 2.4, quef est un morphisme ouvert et même, quitte à restreindre X, quef (X)est ouvert dansY. Commef (X)est constructible, il suffit de voir que pour tout fermé irréductibleZdeY, l’ensemblef (X)∩Zest vide ou dense dansZ. On peut même supposer, par changement de base, queZ =Y et notre assertion résulte alors de 2.1.1(iii).
3. Preuve du théorème 2.5
Dans tout ce qui suit,Kdésigne un corps topologique algébriquement clos.
3.1. Le cas fini et le cas quasi-fini
Commençons par établir 2.5 lorsque le morphismef est fini, avec une hypo- thèse un peu plus faible surK(toujours supposé algébriquement clos):
Proposition3.1.1. On suppose queK vérifie la condition (F). Soit f : X → Y un morphismefini et universellement ouvert deK-schémas de type fini. Alors l’applicationftopest ouverte.
Démonstration. La conclusion est immédiate lorsqueXest réunion des images d’une famille de sections def; nous allons nous ramener à ce cas par changement de base.
Fixons un entierd majorant le cardinal de toutes les fibres deftop. Consi- dérons le diagramme suivant deY-schémas finis, où les produits et puissances
sontfibrés surY:
X×Xd pr1 X
f1pr2 f
s1,...,sd
Xd Y
et où les sectionss1, . . . , sdde la projectionf1sont définies par si(x1, . . . , xd)=(xi, x1, . . . , xd) (1≤i≤d).
La réunionSdes images dessi est un fermé deX×Xd; commef1est ouvert vu l’hypothèse surf, il en résulte que
Y:= {t ∈Xd|f1−1(t)⊂S}
est unfermédeXd(son complémentaire est l’image parf1du complémentaire deS). Vu le choix ded,Ys’envoie surjectivement surY: siy ∈Y (K), alors f−1(y)est de la forme{x1, . . . , xd}(avec des répétitions éventuelles) et le point (x1, . . . , xd)au-dessus deyappartient àY. Par restriction àY, on obtient donc un diagramme cartésien
X X×
f f1
Y Xd
p (surjectif et fermé)
Xd pr1 X
f
Y
où, par construction,Xest réunion des images des sections induites par les si, de sorte que ftop est ouverte. L’application ptop est surjective (K est al- gébriquement clos) et fermée (Kvérifie (F)) donc est un quotient topologique.
Doncftopest ouverte en vertu de 2.3.1(ii) et du fait que le foncteurZ →Ztop commute aux produits fibrés finis.
Par localisation étale, on en déduit le casquasi-finide 2.5:
Corollarie3.1.2. Sous les hypothèses du théorème2.5, on suppose en outre quef estquasi-fini. Alorsftopest ouverte.
Démonstration. Fixons un pointxdeXtop, d’imageydansYtop, et mon- trons queftop est ouverte au pointx. Sip :Y →Y est un morphisme étale, yun point deYtop au-dessus dey, etx le point(x, y)deX×Y Y, il suffit de montrer l’énoncé analogue pourxet pr2:X×Y Y→Y, compte tenu de 2.3.1(ii) et de l’hypothèse (H) faite surK.
Or, d’après 2.3.3, il existe un tel couple(Y, y)et un ouvertZ⊂X×YY contenant le pointxetfinisurY: il suffit alors d’appliquer 3.1.1.
3.2. Réduction au cas d’un morphisme quasi-fini, de but normal
Commençons par ramener la démonstration de 2.5 au cas oùY estnormal.
Soitp:Y →Y le normalisé deYred et soitf :X→Ydéduit def par le changement de basep: alorsptopest fermée et surjective donc est un quotient topologique. Ainsi il suffit, d’après 2.3.1, de démontrer queftop est ouverte.
Il nous reste donc à traiter le cas d’un morphismef : X → Y oùY est normal.
3.3. Fin de la démonstration du théorème
Sous les hypothèses de 2.5, et en supposantYnormal, soitx∈X(K)un point quelconque: appliquant 2.3.2, on trouve un sous-schéma localement fermé irréductible X de X contenant x, quasi-fini et dominant sur Y. En outre, l’implication (ii)⇒(i) de 2.3.2 montre que le morphisme induitX →Y est encore universellement ouvert. D’après 3.1.2, l’application induite Xtop → Ytopest ouverte, doncftopest ouverte au pointx.
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IRMAR (INSTITUT DE RECHERCHE MATHÉMATIQUE DE RENNES, UMR 6625 DU CNRS) UNIVERSITÉ DE RENNES 1
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